Entretien avec Geoffroy Larcher : écrire la quête du bonheur
Virginie Symaniec – Geoffroy, tu publies ton second roman au Ver à soie et j’ai pensé que ce serait une belle occasion de faire un peu le point et de te poser quelques questions pour éclairer ta démarche. En préambule, je pense qu’on peut rappeler que tu arpentes autant les plateaux de cinéma en tant que chef décorateur que le monde de l’écriture. Tu es originaire du bassin d’Arcachon où tu situes l’histoire du Roi carotte. Tu entretiens une véritable passion pour le Cap-Vert où tu situes l’intrigue de Mindel’Saudade.
À l’époque, Mindel m’avait intéressé, car au-delà du genre de la tragi-comédie auquel il semble appartenir, l’un de tes personnages, César Lima, revient finir sa vie au Cap-Vert après s’être enrichi ailleurs, mais son passé lui colle à la peau. Tu aurais pu écrire une tragédie, mais tu décides au contraire de traiter de manière parfois totalement loufoque –, la question si épineuse du retour et du post-exil.
Dans Le Roi carotte, qui fait partie actuellement des nouveautés de la maison, ce sont plutôt les questions du vagabondage et de la « sortie de route » que tu sembles évoquer, mais toujours sur fond d'une très forte histoire d'amitié. Dans ce texte qui est en fait ton premier roman, tu pars de l’expression locale « être roi carotte », qui désigne celui qui accède au bonheur en se contentant de ce qu’il a, pour organiser l'action. Mais commençons par le début ! Comment t’est venue l’idée du premier livre que tu as publié au Ver à soie en 2017, Mindel’Saudade ?
Geoffroy Larcher – En faisant du stop sur une route déserte au Cap-Vert. Un corbillard brinquebalant s’est arrêté pour me prendre. Le croquemort était un jeune en jean pouilleux. Plus loin, il a chargé un paysan et sa chèvre, puis une dame qui partait faire son marché à Mindelo : le personnage d’Isolino, qui est le personnage principal de Mindel’Saudade, venait de naître. Qu’il soit un fervent catholique, que son corbillard soit d’un Kitch absolu, rose, avec des vierges clignotantes, ou qu’il emmène une pute au travail sont, bien sûr, de pures inventions.
V. S. – Et César Lima ? Tu l'as aussi croisé au Cap-Vert ?
G. L. – César Lima est une pure invention. C’est un diable. Il propose un deal à Isolino, qui est aussi pauvre que César est riche et qui, toute sa vie, n'a toujours eu que l'illusion du choix : croc ou curé ? Choisis donc, Isolino !
V. S. – Et pour Le Roi carotte, qu'est-ce qui te motivait ?
G. L. – C’est ma jalousie de pas être un roi carotte moi-même qui m’a fait écrire ce bouquin. Cette putain de satanée ambition, cette putain de satanée éducation ! Toutes ces choses ont été posées perfidement sur mon parcours pour m’empêcher d’être ce roi carotte qui se contente de peu et qui semble avoir trouvé les secrets du bonheur. Tout le reste, dans le livre, est parfois vrai ou totalement faux : influencé, observé, extrapolé, sublimé, manipulé, immité, comme le font tous les auteurs en fait. Mais chaque fois que je reviens sur le bassin d’Arcachon dont je suis originaire, et que je me promène le long de tous ces étangs qui jalonnent la côte Atlantique, je trouve le Roi carotte ! C’est incroyable. Tantôt il pêche la nuit au bout d’une jetée. Tantôt il extirpe des trésors d’une décharge sauvage. Tantôt il squatte la cabane qui vend les tickets pour faire le tour de l’île. Chaque fois, il manie un engin d’enfer ! Cela va de la mob au biclou en passant par la vieille 125 qui roule encore. Chaque fois, il tient ostensiblement le même discours : il est heureux, heureux d’être là, planté devant le panorama à manger des huitres sauvages. Il n’a rien besoin d’autre.
V. S. – Tu es tantôt décorateur de films, tantôt auteur ou scénariste. Tu n’as jamais su choisir ?
G. L. – Non, je n’ai jamais choisi. Chaque fois qu’on m’a appelé pour un tournage, je posais le stylo et y allais. Je n’ai jamais compris ce que mes employeurs avaient décelé en moi pour continuer de m’employer tout au long de ces années. Peut-être un petit malin bien têtu qui ferait le job. Je ne sais pas. Une fois le tournage achevé, je reprenais l’écriture pile à l’endroit où je l’avais arrêtée. Depuis une quinzaine d’année, j’ai privilégié les petits films qui pouvaient se faire avec trois ou quatre copains à la déco plutôt que les grosses productions qui me terrorisaient. J’ai aussi privilégié les films en extérieur et, si possible, prés de la mer. Je crois que j’ai fait le tour de la France par son pourtour et que, pour cette raison, je mérite l’appellation de décorateur de littoral. Bien entendu, il ne fallait pas être trop regardant quant à la qualité des scénarios.
V. S. – C’est si différent que cela, l’écriture littéraire de l’écriture du scénario ?
G. L. – L’écriture littéraire est un luxe, celui d’écrire avec la liberté la plus totale. L’écriture de scénarios, en revanche, développe les calvities et fait surtout monter le chiffre d’affaire d’Aspro. Elle est le fruit de règles incroyables, mais vraies, de contraintes perverses, d’astreintes insensées, mais nécessaires. Un scénario ne doit commencer à s’écrire qu’après avoir accumulé des tonnes de notes, rempli des cahiers entiers : plans, croquis, murs couverts de Post-it. Les gens ne peuvent pas imaginer le boulot que ça représente.
V. S. – Tu m’a dit un jour avoir bien connu Topor. À quelle occasion ?
G. L. – Je voulais le connaître. Il me semblait détenir des secrets et je me disais que, peut-être, il accepterait d’en partager des bouts. J’avais adoré ses bouquins et pas seulement Le locataire chimérique. Alors je lui ai envoyé le scénario du court métrage que je m’apprêtais à tourner en lui proposant le rôle de mécène. Mais pas de réponses, et cela pendant plus de trois semaines. J’étais terriblement déçu. J’étais pourtant certain que mon script lui plairait. Alors j’ai eu une idée. Lumineuse qu’elle fût ! Helga, une copine danseuse déconneuse a enfilé son tutu rose et est allé sonner à sa porte. Quand il a ouvert – tout barbouillé de feutres –, elle lui a tendu un énorme millefeuille en lui chantant, toute trémoussante : « Si vous ne lisez pas le scénario de Geoffroy, mangez-le au moins ! » Ce fut très efficace. Le lendemain Roland et moi étions copains comme salauds. Nous avons travaillé ensemble. C’était difficile d’être son ami sans être associé à un projet.
V. S. – On a toujours le sentiment, lorsqu’on te lit, que l’action naît des décors. Ta connaissance du décor de films t’influence-t-elle lorsque tu écris des romans ?
G. L. – Surtout les repérages à vrai dire. Indépendamment du repérage décor qui donne des tas d’idées – le principe étant qu’on va dans des coins où on n’avait pas eu l'idée d’aller –, et sans vouloir enfoncer une nouvelle porte ouverte, ce sont les êtres, nos semblables avec leurs caractères particuliers qui, avec l’exagération du trait, suscitent une histoire. Elle vient d’eux !
V. S. – Beaucoup d’extraits de novelas jalonnent le récit de Mindel’Saudade, pourquoi ?
G. L. – Les novelas ou séries télévisées ont une importance capitale au Cap-Vert. Elles viennent généralement du Brésil ou du Portugal. Le Cap-Vert, qui se situe entre ces deux pays, les reçoit avec les matchs de foot. De Mindelo à Sao Vicente, la télé ne propose que ça comme si elle était isolée du reste du monde. Et comme il se trouve en plus qu’il n’y a pas beaucoup de télés, un eidophore les projette souvent sur un drap dans les bars. La première fois que j’ai vu cela, c’était à Tarafal à Sao Nicolau. Derrière un grillage, des bancs. Une fois le match de foot terminé, les hommes se lèvent comme un seul et les femmes se précipitent à leur place pour ne rien rater de la novela qui suit. Le phénomène est amusant. Les héroïnes de novelas sont des modèles pour les capverdiennes. Je me souviens avoir assisté à une algarade où l’une d’entre elles faisait à son jules exactement la même scène que celle à laquelle elle venait d’assister dans la novela, tenue vestimentaire identique et paire de claque comprises ! Les novelas jouent donc un véritable rôle dans Mindel’Saudade, mais j’en dis déjà trop. La reine des novelas y est incarnée par Lila, une prostituée au franc parlé qui connaît Isolino depuis l’orphelinat.
V. S. – Dans Le Roi carotte, la construction du livre épouse le même principe que dans Mindel’Saudade. Deux êtres que tout oppose sont obligés d’apprendre à se connaître et à se supporter.
G. L. – Plus que ça ! Dans Le Roi carotte, le personnage principal, Nicolas Wurtz, fuit Robert, l’insupportable camarade avec lequel il cohabite. À peine arrivé dans le Sud-Ouest, il tombe sur Guitou, un autre emmerdeur – et pas des moindres –, qui ne le lâchera plus et l’empêchera même de poursuivre sa quête qui consiste à devenir un roi carotte. Dans la deuxième partie du livre, Nicolas Wurtz ne se rend pas compte qu’il est en fait fasciné par le monde bourgeois, et il s’en mordra les doigts. Ce monde bourgeois agit dans le livre comme un personnage à lui seul. Il est incarné par une famille – la famille Miromesnil –, dont chaque membre est timbré au dernier degré.
V. S. – Pourquoi le monde bourgeois devait-il pour toi être un personnage à lui seul ?
G. L. – Je me suis mal exprimé. Je voulais dire que, non seulement les bourgeois se ressemblent parce qu’ils ont les mêmes codes, mais aussi que ces codes ont la faculté de traverser les époques. Que ce soit en 1880, en 1980 ou en 2020, le bourgeois est toujours semblable à lui-même. Dans Le Roi carotte, la famille Miromesnil, dont chaque membre est complètement fêlé, est archétypale de la bourgeoisie. Des familles comme celle-là, il y en a beaucoup plus qu’on ne l’imagine.
V. S. – Et Guitou ? Il ne fait pourtant pas partie de la bourgeoisie.
G. L. – Guitou, sans doute pourvu d’un sacré complexe social, trouve que ce serait vraiment carotte d’en faire partie. Il aimerait bien en être, mais, comme le Robert du même livre, il est incapable d’évoluer, car trop mal dans sa peau et incapable de générosité. L’un comme l’autre sont effectivement de pauvres types, qui me servent de « faire-valoir » pour Nicolas Wurtz et de Dédé le drôle, les deux personnages principaux du bouquin.
V. S. – T’arrive-t-il d’utiliser des anecdotes vraies et vécues lorsque tu écris ?
G. L. – L’anecdote du parc d’enfant posé dans la vase à marée basse dans Le Roi carotte est réelle. C’est même peut-être mon plus vieux souvenir. Mes grands-parents avaient pris l’habitude de me mettre à marée basse dans mon parc sur la vase pour que je respire le bon air marin. Des voisins venaient alors les rejoindre et ils discutaient. Quand la marée est montée, ils discutaient encore sans voir que le courant m’emportait. De là est venu mon amour du bois : il ne coule pas.
V. S. – Merci Geoffroy !
G. L. – Saudade.